Le Prophète et le Vizir
Notre avis
L'avis de Siana :
Les ouvrages des éditions Dystopia ont cela de particulier qu’ils sont exempts de résumés de quatrième de couverture, laissant ainsi au lecteur la possibilité d’ouvrir ces livres sans a priori. Les couvertures elles-mêmes, toujours travaillées, contribuent à l’aura de mystère qui plane sur les ouvrages, ce qui n’est pas pour me déplaire.
Je vous invite donc à lire cette chronique uniquement si vous souhaitez savoir où l’on compte vous emmener. Quoi qu’on en pense, ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de pouvoir plonger totalement dans l’inconnu en tournant des pages.
Le Prophète et le Vizir est en fait un court et flamboyant recueil composé de deux nouvelles. Pour autant, ces textes sont de ceux que l’on déguste bouchée par bouchée.
Le style est évocateur, raffiné et élégant, un vrai plaisir à lire. Le lecteur se glisse dans cette histoire, emporté par les mots, prêt pour les merveilles qu’il s’attend à découvrir au détour des pages. En effet, ces textes tiennent indubitablement des Contes des mille et une nuits. Merveilleux et cruels, oniriques et intelligents, ils captivent qui veut bien s’y laisser prendre.
La première nouvelle, L’Ensemenceur, est aussi la plus longue. Elle possède une saveur toute particulière, mais également un côté fantasque et éclatant qui m’a beaucoup rappelé le réalisme magique espagnol. Loin de délirer ou de se montrer naïfs, les personnages veulent au contraire prendre leur destin en mains et sont prêts à tout pour cela, ne négligeant aucune piste, de la plus pure vilénie en passant par la magie. Ils croient et donnent ainsi force de vérité à tout ce qui pourrait nous sembler invraisemblable. Dans le réalisme magique, le quotidien semble toujours plus grand, plus lumineux, porteur de plus de possibilités et moins cloisonné par des limites triviales. C’est tout cela que m’a évoqué ce recueil.
La première nouvelle nous mène à la suite d’un pêcheur, au XIVe siècle de notre ère, devenu devin par la force des choses et que son don pousse à l’errance. De son périple autour de la méditerranée, au gré de ses rencontres, puis de ses intuitions, il ramène autant de victoires que de défaites. Mais la sapience de Kemal a une autre particularité : ses visions, d’un avenir très lointain et ainsi invérifiable, se rapprochent inexorablement de sa propre époque, lui procurant ainsi à la fois espoir et angoisse. Que finiront-elles par lui révéler sur son propre avenir ? Qu’adviendra-t-il de lui quand son pouvoir se sera entièrement consumé ?
Le personnage est aussi subtil qu’intéressant. Il est faillible, malgré son bon fond, et très humain dans les doutes qui le taraudent.
J’ai beaucoup aimé la façon dont les auteurs ont tissé des liens, prétendument invisibles, mais logiques, entre le passé et l’avenir. Allant d’une époque à l’autre, ils nous offrent une lecture de l’Histoire inédite, en se servant de ses zones d’ombres pour en exhumer des secrets de leur cru.
Ainsi ce texte, comme celui qui le suit, a valeur de fable, sans pour autant être lisse ou linéaire, et encore moins manichéen.
Si j’ai apprécié la première histoire, le second texte, celui qui offre à ce recueil l’autre partie de son titre, est néanmoins mon préféré. Les deux récits sont liés, l’un découlant directement de l’autre. On change de décor et de personnages, ou presque. La nouvelle est plus courte, mais plus intense.
Elle tranche avec celle qui la précède et qui nous ballottait au gré des voyages de son personnage, car elle nous plonge dans une attente fébrile. Elle est aussi plus onirique, plus fantasque, plus cynique. Elle figure une partie d’échecs que le Vizir engage contre le Destin. Entrelacée d’intermèdes qui mettent en valeur la progression de la partie, elle n’a de cesse de renforcer ce sentiment d’attente et d’inéluctabilité. Pourtant, l’on sent aussi que l’on pourrait être surpris.
J’ai beaucoup aimé la fin, bien qu’elle soit un peu abrupte à mon goût. Non pas que j’aurais apprécié plus de précisions, ceci dit.
Ce superbe recueil, tout en subtilité, qu’il s’agisse de son fond comme de sa forme, est un vrai petit bijou.